Confession d’une manifestante fatiguée
Par Louve
Allez hop, camarades, on relace nos bottines.
Je serai bientôt de retour dans la métropole cosmopolite et fiévreuse qu’est Montréal. Je n’aime pas trop la ville, mais celle-là est belle, pleine de cette conscience et de cette sensibilité à l’autre qui est plus difficile à trouver en région. Sans doute parce que la proximité nuit à l’ignorance, et avive les tensions tout à la fois. C’est sain de se heurter régulièrement à d’autres réalités, je crois. Même si des frictions surviennent, comme les atomes qui s’entrechoquent dans la création de chaleur et d’énergie; l’inertie et le confort, l’immobilité, c’est un peu la mort.
Mais moi aussi, j’y aspire un peu, à cette mort. Quand je regarde mes pantoufles et mon divan et mon chat ronronnant. Mon sac à dos me semble alors tellement lourd. C’est lourd une gourde d’eau citronnée, un foulard, une trousse de premiers soins, un feutre noir et du Maalox. Je préférerais de loin porter une tonne de briques.
J’ai horreur des affrontements. Souvent devant le tumulte, je fige. Je suis bien consciente que certains cherchent la bataille comme un exutoire à la souffrance, comme une façon d’exprimer la violence vécue dans le quotidien. Faire exploser les pétards de l’indifférence, repousser les barricades comme autant de marges où on nous retranche, lancer au visage de la société le pavé de son intolérance. Je suis pourtant de ceux qui fuient ou tentent alors de calmer le jeu. Soudainement, quand ça brûle, je deviens la molécule froide. J’observe, témoin d’une foule de sentiments, les réactions exacerbées des gens pris au piège de leurs émotions. Je pleure autant pour ce policier renversé et insulté que pour ce manifestant dont on écrase le visage sur l’asphalte.
Je suis fatiguée. Je commence à peine à me remettre des émotions du printemps dernier. J’ai retrouvé cet automne le confort de mes pantoufles, avec la fierté d’avoir donné beaucoup, d’avoir fait tant d’efforts pour l’éducation des futures générations. Et pourtant, il y a toujours ce petit pincement de culpabilité lorsqu’on se repose enfin, mais qu’on sait que la bataille n’est jamais gagnée, qu’il suffit de baisser la garde quelques instants pour que tout soit à recommencer. Je voudrais tellement en faire plus, il y a tellement de luttes à mener, mais ce n’est jamais assez, jamais assez.
Ce serait sans doute plus facile si je partageais avec mes proches ce sentiment de responsabilité. J’ai souvent l’impression de tirer à moi seule un charriot beaucoup trop lourd. Lorsque je me retrouve dans une foule manifestante au milieu de joyeux inconnus qui partagent la même angoisse que moi, je peux enfin respirer et me dire que tout n’est pas perdu. Et pourtant, de retour dans mon quotidien, les gens gravitent autour de moi avec cette indifférence qui me heurte tant. Comment leur est-il possible de ne pas sentir l’urgence de construire un monde meilleur?
Pour certains, le monde est parfait ainsi. Et leur seule urgence est justement de faire taire la voix de ceux qui voudraient changer les choses. Je ne comprends pas ces gens. Je ne comprends pas qu’on puisse choisir d’ignorer la souffrance de l’autre, son besoin et son droit d’accéder à de meilleures conditions de vie. Je voudrais tellement donner plus à ceux qui en ont besoin, mais j’ai si peu. Je ne comprends pas qu’on puisse avoir tant et y tenir à ce point.
Je crois que je suis un atome hyperactif. Dans la froideur générale, je cherche désespérément à animer ce monde qui m’entoure. Je bouscule, je le sais. Je dérange mes semblables en les poussant à se mouvoir, je les exhorte à agir, à sortir de leur confort. Vous me le répétez souvent, je suis fatigante. Vous n’avez seulement pas idée à quel point c’est pénible de se démener à ce point face à votre immobilisme. Vous m’encouragez, me dites « bravo, continue ». Et je me sens comme un cheval de trait qu’on encourage à s’épuiser davantage, seul.
« Tu viens à la prochaine manif avec moi? Ce serait chouette d’y aller ensemble! »
« Ah non, je dois terminer mon travail en psycho. » « Bof, pas cette fois. La prochaine, peut-être. » « Encore à Montréal? Non, c’est trop loin. » « Arrête avec ça, tu le sais que ça me tente pas ».
Et vous croyez que je n’ai pas une vie, moi aussi, à vivre en dehors des combats? Que je n’ai pas envie de rester dans mes pantoufles ce soir, que je n’ai pas à entrer travailler à 8 h demain matin, à 650 km de là, que je n’ai pas des études à terminer, des projets à mener à terme, de la vaisselle à faire, des relations à entretenir, un jardin à désherber?
Quand, en septembre, le gouvernement a été défait, annulant ainsi la hausse des frais de scolarité, je vous ai entendu dire « Yeah, on a réussi! » On? Ah oui? On? Jamais on ne m’a remerciée d’avoir battu le pavé à m’en épuiser pour tous ceux des miens qui ne l’ont pas fait. Cette session, vous paierez quelques centaines de dollars de moins que prévu, et vous pourrez croire que c’est grâce au « X » que vous avez mis dans une petite case en un beau lundi de septembre. Pourtant, « on » a peut-être ralenti le processus, la machine capitaliste est toujours en marche, que le gouvernement soit plus ouvertement hostile ou plus hypocritement conciliant. À choisir, je préfère un gros méchant premier ministre qui vous fait réagir à une bande de beaux parleurs qui vous endorment.
Moi aussi, j’ai envie de dire que trois pour cent, ce n’est rien comparé à soixante-quinze. Qu’on a été vaillants, qu’on a gagné beaucoup de terrain et qu’il est temps de se reposer. Et pourtant, quand je me rappelle que le simple rétablissement de la taxe d’un pour cent sur le capital des institutions financières suffirait à financer la gratuité scolaire, je me refuse à accepter tout compromis.
Donc je ressors mes bottines poussiéreuses, mon sac à dos trop lourd et mon carré rouge. Je sais que cette fois, je me sentirai encore plus seule que l’an dernier. Ou que cet hiver pour les peuples autochtones, ou que le mois dernier pour la réforme de l’assurance emploi, ou que vendredi prochain pour la journée mondiale des femmes. C’est difficile de nager à contre-courant. Mais c’est mon choix et je l’assume. J’aimerais seulement avoir plus de camarades à mes côtés.
Bref, je suis juste un atome fatigué.